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Destinée

Il se tient prêt, accoudé au rebord de sa fenêtre. Il l’attend impatiemment en scrutant de temps en temps le cadran. Puis l’immeuble d’en face. Dans quelques minutes elle va arriver. Elle allumera la pièce tout de papier peint jaune, d’une seule ampoule qui crache une lumière blanche sur les murs et elle ira s'asseoir devant son piano, disposé tout proche de la fenêtre. Il le sait.

Elle aura surement sa serviette grise enroulée autour d’elle qui la couvre secrètement, des seins aux genoux. Ses longs cheveux tirant sur le brun encore mouillés du bain qu’elle vient de prendre, sont souvent disposés ça et là, tout autour de ses épaules menues. De la porte située en face de la fenêtre, jusqu’au piano, elle doit marcher environ cinq, six mètres, il le sait, il ne perd pas un seul de ses déhanchés. Mais il en sait davantage : pour jouer des touches sans être gênée par ses cheveux suintants, elle les remonte en chignon ce qui a le don de l’émoustiller particulièrement. C’est d’ailleurs pour ses gestes coulants et suaves qu’il l’a nommé “la douce”. Le cou de la douce est alors exhibé. Il peut donc y voir, d'où il est, une chaîne aux maillons fins laissant pendre un pendentif circulaire, tout à fait discret. Il croit également discerner quelques grains de beauté : un, petit, au dessus de ses fines lèvres et deux autres qui trainent vers sa pomme d’adam. Et peut être même un dernier, à l’embouchure de sa poitrine. Il se demande parfois si ce n’est pas ses yeux qui imagine, qui embobine, qui réinvente la plastique de la fille avec la distance, mais souvent il se dit que cela n’a pas bien d’importance. C’est uniquement quand elle a mit ses cheveux en place qu’elle commence à jouer. Ses mains pleines d’entrain viennent caracoler avec aisance sur le clavier, l’instrument résonne alors étonnement, propageant le son tout autour.

Souvent soumis aux sévices de la tourmente, il grignote ardemment le bout des ses ongles, mais dès lors que le piano vibrait, il laissait son esprit se suspendre aux mouvements de la douce.

Mais ce soir, elle se fait anormalement attendre. C’est étrange puisqu’il la voit tous les soirs, absolument tous les soirs depuis la première fois qu’il l’a vue. Rien ne peut venir bousculer cela, il en est hors de question. Que deviendrait-il ?

 

La pièce s’est éclairée. C’est étrange elle est déjà là, assise devant son piano. Elle à bien les cheveux en chignon qui libère son cou, elle est bien enveloppée dans sa serviette de bain, non pas grise mais bleue cette fois. Seulement au lieu d’être penchée sur son piano, elle est tournée vers lui ; elle le regarde. Il n’y a pas d’erreur possible, elle n’est pas entrain de fixer une poussière sur sa fenêtre, elle le regarde, lui. Elle ne bouge pas et plonge son regard dans le sien, calme et impassible, lui par contre est surpris, sa respiration n’est plus stable, elle vacille. Il se sent mal à l’aise, il se sent sale soudainement “Pourquoi est-elle déjà là ?” “La lumière était éteinte j’ai baissé les yeux deux secondes uniquement, je l’aurai vu arriver”. Puis une autre question lui traversa l’esprit : “Était-elle là, assise dans le noir, à me regarder à son tour ?” cette nouvelle idée le figea. “Était elle là à m’épier ?”

Sans ciller des yeux, comme pour mettre fin aux questionnement de l’enfant, elle abandonna son tabouret pour se mettre debout, cette fois bien face à lui. Puis elle retira, délicatement, le coin de serviette fourré dans le revers qui servait à la serrer au buste, en le saisissant entre le pouce et l’index. Rien n’est précipité dans son geste, elle prend son temps, tout avec grâce, comme une chorégraphie minutieusement exécutée. Lui n’arrive pas à décrocher son regard de ce qui se passe. Malgré la gêne qu’il éprouve, quelque chose en lui en demande plus : le bras de la douce n’est qu’au quart de chemin. L’immeuble pourrait prendre feu, le ciel pourrait tomber, il resterait planté là jusqu’à la fin. La serviette laisse alors place à un sein, puis deux, et si l’on descend plus bas le sexe lui aussi est maintenant découvert, ambitieux et astucieux ; il règne au dessus d’une paire de cuisses étroites, presque enfantines. L'Exhibée à fini son geste et laisse tomber la serviette par terre en ôtant son étreinte, puis elle place ses bras le long de ses hanches, tout ça sans jamais quitter des yeux son ravisseur. Ce corps qu’il convoitait tant est maintenant devant lui, entièrement nue et il semble crier “je m'offre à toi”. Il aimerait être la bas en face, à ses côtés, l’effleurer de sa paume, le caresser pour en ressentir le grain. Il rougit en pensant que la fille voit ce que manigance son intellecte Même dans son malaise, il se surprend à essayer de compter les grains de beauté qu’il n’avait pas encore pu voir jusqu’alors. Il est tellement fasciné qu’il en oublie les yeux de la douce posés sur lui. Il remonte alors jusqu’au cou et son médaillon, jusqu’aux lèvres qui, de loin semblent avoir l’esquisse d’un sourire, jusqu’au yeux malicieux qui le toisent du regard. Le temps semble suspendu, plus rien ne bouge, plus rien ne respire.

Quand l’enfant voulu acquiescer deux mots, la douce posa subitement son index sur ses lèvres comme pour supplier le prolongement du silence.

 

Le vieillard est extirpé de son sommeil par un doux son qui vient de dehors, au beau milieu de son lit découvert. Il jette un coup d’oeil par la lucarne entrouverte qui laisse entrer une brise tiède dans la chambre. Il semble faire beau dehors et le soleil n’est ni très haut, ni très bas. Il contemple encore quelques instants le bout de ciel qui lui est proposé, dans le rectangle de sa fenêtre, sans penser à quoique ce soit de précis. Il ne prend pas la peine de regarder l’horloge aux bruyantes aiguilles et se renverse doucement sur le flanc, resserrant son poing sur un médaillon aux ornements plutôt sobres, délicats. Prêt à se rendormir, il se recouvre de l’autre main en tirant les draps vers lui, ces draps d’une blancheur étrangement comparable à celle d’un linceul.

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